Le mercredi 1er novembre 2017 restera une date historique pour le droit français : le jour où la France est entrée dans un état d’urgence permanent, instauré par la loi antiterroriste que le Parlement a adoptée le 18 octobre dernier. Conscient de l’importance du moment, le président de la République Emmanuel Macron l’a d’ailleurs voulu solennel et symbolique.

Avant son entrée en vigueur, le jour même où se terminera l’état d’urgence proclamé en novembre 2015, le texte a été publié lundi 30 octobre au Journal officiel et signé, le jour même, dans le palais de l’Élysée. Devant les photographes, le chef de l’État était encadré à sa droite par le ministre de l’intérieur Gérard Collomb. À sa gauche se trouvait non pas la ministre de la justice Nicole Belloubet mais le porte-parole du gouvernement Christophe Castaner, comme une métaphore de la philosophie globale de cette nouvelle loi qui vise à inscrire dans le marbre les pouvoirs exceptionnels confiés par l’état d’urgence aux autorités administratives aux dépens du juge judiciaire.

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Lors d’une conférence de presse organisée après la signature du texte, Christophe Castaner et Gérard Collomb n’ont pas caché cette filiation directe. « Nous savons tous que, par nature, un état d’urgence ne doit être qu’un outil provisoire, qu’un outil temporaire. Il est fait pour faire face ponctuellement à des circonstances évidemment exceptionnelles », a reconnu le porte-parole du gouvernement. « Mais nous savons tous qu’au delà de ce caractère provisoire, la menace terroriste est toujours là. Et elle est toujours intense », a-t-il poursuivi. « Lever l’état d’urgence n’était donc possible qu’à une seule condition, celle de renforcer notre arsenal juridique pour lutter dans le cadre du droit commun, mais avec toujours la volonté de la meilleure efficacité contre le terrorisme », a affirmé Christophe Castaner.

Pour rappel, le projet de loi antiterroriste est officiellement destiné à prendre le relais du régime d’exception en vigueur en France depuis le 13 novembre 2015 et qui, après une dernière prolongation adoptée au mois de juillet dernier, doit prendre fin le 1ernovembre prochain. D’ici là, la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » aura transposé dans le droit commun quatre mesures administratives, c’est-à-dire ordonnées par un préfet ou le ministère de l’intérieur sur la base d’informations souvent fournies par les services de renseignement sous la forme de « notes blanches » succinctes, ni datées ni signées.

Les perquisitions administratives ont été rebaptisées « visites domiciliaires », au cours desquelles pourront être opérées des « saisies ». À la différence – majeure – de l’état d’urgence, ces perquisitions administratives nouvelle formule devront être autorisées par un juge judiciaire, le juge des libertés et de la détention (JLD). Autre mesure phare de l’état d’urgence, l’assignation à résidence est, elle, transformée en obligation de« résider dans un périmètre déterminé ». Les obligations de l’assigné y sont sensiblement allégées. Le périmètre notamment « ne peut être inférieur à la commune » et doit permettre « à l’intéressé de poursuivre sa vie familiale et professionnelle ».

Le projet de loi prévoit également de pérenniser la possibilité pour les préfets d’instaurer des « zones de protection » à l’intérieur desquelles les forces de l’ordre disposent de pouvoirs exceptionnels en matière de contrôle des personnes. Dans le projet de loi, ces zones deviennent des « périmètres de protection ». Mais les dérogations au droit commun restent les mêmes. Enfin, quatrième mesure de l’état d’urgence importée dans le droit commun, les préfets pourront ordonner la fermeture des lieux de culte.

Lors du passage du texte en commission mixte paritaire, les parlementaires avaient introduit une « clause d’autodestruction » frappant ces quatre mesures et stipulant que celles-ci ne sont applicables que jusqu’au 31 décembre 2020. D’ici là, la France devra vivre sous une loi qui, comme le souligne le professeur de droit public Paul Cassia, « est la plus attentatoire aux libertés individuelles de l’histoire de la Ve République, hors période où l’article 16 de la Constitution a été appliqué par Charles de Gaulle ».

Cette analyse est partagée par une coalition rassemblant la quasi-totalité des associations de défense des droits de l’homme françaises ayant bataillé depuis deux ans contre l’état d’urgence, puis contre son inscription dans le droit commun par la loi antiterroriste. Elle l’est également par les deux principales autorités administratives indépendantes compétentes en la matière, la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Défenseur des droits, qui ont alerté à plusieurs reprises sur les dangers et les dérives de l’état d’exception en France.

Lors de son audition par la commission des lois de l’Assemblée le 12 septembre, Gérard Collomb s’était d’ailleurs inquiété des conséquences du maintien de l’état d’urgence pour l’image de la France. Notre pays « ne peut continuer de vivre sous un régime d’exception qui nuit à son rayonnement », avait affirmé le ministère de l’intérieur pour justifier le remplacement de l’état d’urgence par son projet de loi. Le problème est que ce dernier ne risque pas de rendre à la France son titre de pays des droits de l’homme. À la fin du mois de septembre dernier, deux rapporteurs spéciaux des Nations unies avaient ainsi envoyé une lettre au gouvernement français afin d’exprimer leurs inquiétudes face au nouveau texte antiterroriste qui établit « en droit un état d’urgence permanent », écrivaient-ils.

Douze textes votés en une quinzaine d’années

Cela fait en réalité plusieurs années que l’image de la France est écornée. Fionnuala Ní Aoláin, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la protection des droits de l’homme dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, soulignait ainsi l’empilement de lois antiterroristes en France, débuté avec la loi du 9 septembre 1986 et culminant ces deux dernières décennies avec pas moins de douze textes votés en une quinzaine d’années :« Dans la mesure où la législation proposée s’appuie sur une série d’actes parlementaires promulgués depuis 1986, renforçant ainsi la capacité de l’État à lutter contre le terrorisme, le cumul des dispositions d’urgence adoptées et en cours d’adoption risque de restreindre significativement l’exercice et la protection des droits de l’homme dans le pays. »

Déjà, en janvier 2016, cinq experts du commissariat aux droits de l’homme de l’Onu avaient envoyé une lettre similaire au gouvernement français, suivie d’une déclaration publique s’inquiétant de l’adoption récente de deux lois : celle sur l’état d’urgence et celle sur les mesures de surveillance des communications électroniques internationales.« Certaines dispositions de ces lois peuvent imposer des restrictions excessives et disproportionnées à l’exercice légitime du droit à la liberté d’expression, du droit à la vie privée, du droit à la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association », écrivait le Haut-Commissariat.

Les experts soulignaient les détournements déjà constatés et permis par la nature préventive des mesures administratives, ainsi que les termes « très vagues et très vastes de la loi ». Ainsi, ils se disaient « alarmés » que « des militants écologistes aient pu faire l’objet de perquisitions et d’assignations à résidence, en application des mesures relatives à l’état d’urgence, pour prévenir des manifestations pacifiques liées à la Conférence COP 21 ou d’autres rassemblements ».

Et au mois de juillet 2015, c’est le conseil consultatif des droits de l’homme de l’Onu qui avait épinglé la France, cette fois pour la loi renseignement adoptée au mois de juin 2015, qui avait considérablement renforcé les pouvoirs des services. Ce texte « octroie des pouvoirs excessivement larges de surveillance très intrusive aux services de renseignement sur la base d’objectifs vastes et peu définis, sans autorisation préalable d’un juge et sans mécanisme de contrôle adéquat et indépendant », regrettait le conseil.

L’adoption à un rythme exponentiel de textes sécuritaires a finalement transformé le pays des droits de l’homme en véritable modèle des réformes sécuritaires en Europe. En janvier 2017, Amnesty International avait publié une étude de 71 pages sur l’évolution des législations de 14 pays membres de l’Union européenne, intitulée Antiterrorisme en Europe : des lois orwelliennes. La France était, avec la Hongrie, le plus cité et le plus en pointe en matière de réforme sécuritaire. Le rapport soulignait notamment la« frénésie du gouvernement » français en matière législative.

« Il est clair que la France joue un rôle moteur », expliquait alors à Mediapart John Dalhuisen, directeur de recherche pour l’Europe d’Amnesty International. « La France a contribué à normaliser l’idée selon laquelle la menace terroriste, réelle, constitue en soi une urgence. Mais une urgence permanente, justifiant des mesures permanentes. On voit, dans les lois adoptées par certains pays, un reflet de cette logique défendue par la France, et on constate des ressemblances. Toutes suivent la même tendance : une augmentation du rôle de l’exécutif et une diminution de celui des pouvoirs parlementaires et judiciaires. »

Ce rôle de modèle législatif s’est même concrétisé au niveau européen dans un lobbying intensif de Paris au sein du Parlement européen. Comme l’avait raconté Mediapart au début du mois de juillet 2016, le gouvernement français a pesé de tout son poids pour durcir un projet de directive européenne de lutte contre le terrorisme visant à uniformiser les législations des pays de l’UE.Le même mois, un pays se réclamait déjà du modèle français. En écho à Manuel Valls, qui avait affirmé en décembre 2015 que « l’état d’urgence, c’est l’État de droit », le président turc Recep Tayyip Erdogan justifiait ainsi le 19 juillet l’instauration dans son pays de l’état d’urgence : « L’état d’urgence n’est absolument pas contre la démocratie, la loi et la liberté ; c’est tout le contraire : [il] vise à protéger et renforcer ses valeurs. » La référence à la France s’est faite explicite le lendemain lorsque le gouvernement turc a, comme la France, invoqué l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui permet de déroger à certaines de ses dispositions en cas d’état d’exception.« La France a proclamé un état d’urgence également, et ils ont suspendu la CEDH en vertu de l’article 15 de la Convention », s’était ainsi justifié le vice-premier ministre turc Numan Kurtulmus.

Mardi, à la veille de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi antiterroriste, les associations de défense des droits de l’homme mobilisées depuis de nombreux mois ont, une nouvelle fois, rappelé les dangers de la dérive sécuritaire en cours. Dans un communiqué publié le 31 octobre, la Ligue des droits de l’homme (LDH) a notamment dénoncé une « fausse sortie de l’état d’urgence » et un « vrai recul pour l’État de droit ». Avec ce texte, écrit l’association,« l’exception s’inscrit de manière permanente dans le droit commun, l’institution judiciaire est durablement affaiblie, la présomption de culpabilité devient la règle à l’égard d’une partie de la population qui sera, une fois de plus, stigmatisée. Les droits et libertés seront traités à l’aune des besoins de l’État avec l’autorisation de fichages de masse, de surveillances généralisées et de contrôles au faciès, au prétexte de lutter contre le terrorisme ».

1 NOVEMBRE 2017 JÉRÔME HOURDEAUX – MEDIAPART

 

Le 4 novembre 2017