« J’ai appelé le greffe, le jugement ne sera pas disponible avant 3 mois », soupire un avocat. Le jugement en question concerne une affaire de délit de presse assez médiatique. Il faudra donc attendre plusieurs semaines pour accéder aux motivations. Et quand elles seront enfin
disponibles, l’affaire n’intéressera plus qu’une poignée de spécialistes. Ainsi se déroule la vie quotidienne au tribunal de Paris. Tout devait y être plus moderne, fonctionnel et confortable, et donc efficace pour les citoyens, mais la réalité est beaucoup moins idyllique. « J’ai connu l’époque où on lisait l’intégralité des jugements puis, faute de temps, on s’est limité au délibéré, se souvient un journaliste habitué des palais de justice. Aujourd’hui, on n’a même plus le temps de lire le dispositif du jugement et on nous dit que la publicité est assurée par mise à disposition au greffe. L’ennui, c’est que le greffe aux Batignolles n’est plus accessible au public de sorte que les citoyens ne peuvent suivre que leur propre affaire ».

Conv. EDH. La pratique est d’autant plus discutable que la publicité des décisions de justice participe de la mise en œuvre du principe plus général de la publicité de la justice inscrit à l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et du citoyen. À
petites touches, ces principes sont en train d’être gommés dans la réalité. Un jour, c’est une date de jugement dans une affaire pénale déjà plaidée que l’on refuse de communiquer. Un autre, c’est l’accès à la simple lecture d’un jugement qui n’est pas autorisé. À la fluidité et à la confiance qui présidaient aux relations dans l’ancien palais sur l’île de la Cité, se substituent
méfiance et formalisme, lesquels débouchent le plus souvent sur une fin de non-recevoir.

« On a le sentiment que la justice se replie sur elle-même et que les magistrats s’approprient les décisions et décident qui peut y accéder ou pas, confie un habitué. Puisque l’accès aux greffes
est désormais interdit aux Batignolles, il devrait y avoir un guichet permettant à n’importe quel citoyen de prendre connaissance d’une décision, même si on ne peut emporter une copie ». Le
mécanisme est d’autant plus insidieux que dans les affaires très médiatiques, rien n’a changé par rapport aux pratiques du palais de la Cité. Les décisions sont lues à l’audience et des copies sont distribuées aux médias dès la sortie. Mais dans les autres affaires, celles qui n’intéressent guère, l’accès aux jugements devient quasi-impossible. Reste la solution d’en demander la
communication officielle, autrement dit par écrit, en espérant obtenir une réponse dans des délais raisonnables. En matière civile, elle est de droit, sauf exceptions rappelées dans une circulaire du 19 décembre 2018, par exemple pour certaines décisions du juge des tutelles ou encore du JAF. En matière pénale, la communication des décisions n’intervient que lorsqu’elles sont définitives, sauf autorisation du parquet. La demande se fait par lettre ou formulaire Cerfa. Mention de celle-ci doit être inscrite en marge du jugement. La délivrance relève de la responsabilité du directeur de greffe. Si le greffier refuse, il est possible de saisir le président de la juridiction ; si c’est le parquet, un recours administratif peut être initié.

Depuis la loi n° 77-1468 du 30 décembre 1977, cette communication des décisions de justice est gratuite.

« Les copies de travail ne sont plus systématiquement disponibles et il faut attendre de plus en plus longtemps pour obtenir un jugement »

Productivité. Les tiers ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés. Au tribunal de Paris, les avocats ont eux-mêmes du mal à obtenir les décisions de justice. C’est d’ailleurs l’une des multiples difficultés en cours de négociation entre le barreau et les chefs de juridiction. Si le
déménagement n’a rien changé en matière civile car tout se passe via le RPVA, il a en revanche rendu les choses plus compliquées en matière pénale. Les copies de travail ne sont plus systématiquement disponibles et il faut attendre de plus en plus longtemps pour obtenir un jugement. « Le problème, c’est que lorsqu’on veut faire appel, on nous demande la copie de la décision. Or on ne peut pas la donner puisqu’elle n’est pas disponible ! » s’agace un avocat. Il se murmure dans les couloirs aseptisés du nouveau tribunal qu’à l’occasion du déménagement, les greffiers ont voulu reprendre la main sur l’organisation de leur service et faire en sorte de ne plus être dérangés à tout bout de champ par les avocats. Toujours la même obsession, également observée chez les magistrats, de tenir avocats et justiciables à distance,
comme si le tribunal des Batignolles appartenait à ceux qui ont un bureau, estiment certains.
La raison est à rechercher évidemment dans le manque de moyens qui pousse les uns et les autres à être obsédés en permanence par la productivité. « Les greffiers ne sont certes pas sous la hiérarchie des magistrats, mais à la fin de l’année, c’est quand même le chef de
juridiction qui évalue le travail du greffier, commente un responsable syndical. Or les magistrats sont eux-mêmes sous pression car de leurs performances dépend en partie leur prime annuelle. C’est comme ça que tout ce qui n’est pas imposé par les textes devient secondaire. On le fait, mais quand on a le temps ». Dans un contexte tendu en permanence
par les sous-effectifs, il suffit qu’un greffier manque pour que tout bascule.

« Lorsque des postes de magistrats ne sont pas pourvus, habituellement on réduit le nombre d’audiences et donc on évite la surcharge. Ce n’est pas le cas si un greffier manque, on conserve alors le même rythme et c’est ainsi qu’on peut se retrouver avec plusieurs mois de jugements à taper en retard », explique un greffier.

Open data. Comme souvent, la focalisation sur les progrès qu’est censée apporter la technologie contribue à dissimuler les problèmes. Ainsi en est-il de l’open data qui doit permettre l’accès libre de chacun à l’ensemble des décisions de justice. Mais pour l’instant, le projet est au point mort. Quoi qu’il en soit, il ne réglera ni la question des effectifs dans les greffes, ni celle de la communication des décisions tout justes rendues aux avocats ou aux tiers qui les demandent.

Le 3 septembre 2019