Le gouvernement s’apprête-il à faire voler en éclat la législation sur les risques professionnels, censée protéger les salariés des atteintes à leur santé ? La ministre du Travail Muriel Pénicaud pourrait bientôt s’inspirer du récent rapport Lecocq pour modifier les lois actuelles. Ce dernier recommande d’assouplir plusieurs règles, notamment en renvoyant leur négociation à l’entreprise et non plus à la loi, dans la droite ligne des précédentes réformes. Et d’exonérer le plus possible la responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Syndicats, experts et associations de victimes craignent un grand retour en arrière. Explications.

Trois personnes meurent chaque jour, en France, d’un accident ou d’une maladie liés à leurs conditions de travail, des ouvriers en grande majorité. Et, chaque 24 heures, près de 30 personnes sont victimes d’un accident potentiellement grave [1]. Un grand nombre de ces accidents ou pathologies professionnelles auraient pu être évités, pour peu que la réglementation soit respectée et les acteurs de la prévention écoutés. C’est notamment la mission de l’inspection du travail et de plusieurs organismes de prévenir ces accidents, quitte à contraindre les directions d’entreprises. Leur mission de contrôle, pour le moment liée à leur mission de prévention, pourrait disparaître, au vu des réflexions qui sont actuellement menées dans l’entourage de la ministre du Travail Muriel Pénicaud.

Remis au Premier ministre à la fin de l’été, le rapport « Lecocq », du nom de la députée LREM du Nord, Charlotte Lecocq, s’inscrit dans la droite ligne de la loi Travail de 2016 puis des ordonnances du même nom : les entreprises seraient trop contraintes et trop contrôlées. Des chefs d’entreprise y suggèrent de privilégier « une relation bienveillante » avec les employeurs, « dirigée vers le conseil et l’accompagnement avant contrôle et éventuelle sanction ». « Il suffirait en fait d’arrêter les contrôles et d’être bienveillant pour que les entreprises deviennent vertueuses », ironise Eric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires. Une vision du travail fascinante et qui n’a pas grand chose à voir avec la réalité. « Ce que nous constatons tous les jours dans le cadre de nos activités sur le sujet de la santé et de la sécurité au travail, c’est qu’il n’y a pas assez de contrôles ni de contraintes », poursuit le syndicaliste.

Les chutes de hauteur tuent chaque année plusieurs dizaines d’ouvriers et d’artisans

Le 2 août 2016, un intérimaire travaillant dans un entrepôt de Grans, non loin d’Aix-en-Provence, chute d’une mezzanine et devient tétraplégique. Les gendarmes constatent l’absence de garde-corps pour éviter la chute. Le lendemain, ces protections étaient mises en place par la PME gérant l’entrepôt… Cinq ans plus tôt, toujours à Aix-en-Provence, Jean Claude Lachaux, un technicien de France Télécom (devenu Orange), âgé de 55 ans, chute mortellement d’une « plateforme d’accès en hauteur », sorte d’échelle améliorée. Malgré les alertes, ce matériel est alors massivement déployé par France Télécom, car il est moins onéreux que les nacelles élévatrices – sur lesquelles les salariés sont mieux protégés. Déclarée coupable d’homicide involontaire et condamnée à 50 000 euros d’amende, en première instance puis en appel, France Télécom-Orange a, suite à cet accident mortel, banni l’usage des « plateformes d’accès en hauteur » [2]. A chaque fois, pour que l’employeur accepte de prévenir les risques, un drame a été nécessaire.

Ces exemples sont malheureusement légion : les chutes de hauteur tuent chaque année plusieurs dizaines d’ouvriers et d’artisans. Le 13 mars dernier, un ouvrier de 45 ans est mort en Corse des suites de ses blessures après une chute d’un échafaudage. Une semaine plus tôt dans les Vosges, c’est un artisan menuisier de 32 ans qui se blesse gravement après une chute de cinq mètres. Pour forcer les employeurs à respecter la législation, qui interdit par exemple de travailler perché sur une échelle, les pouvoirs des inspecteurs et contrôleurs du travail ont peu à peu été étendus : depuis 2016, avant l’élection de Macron, ils peuvent arrêter un chantier dans tous les secteurs d’activités (industrie, tertiaire, maintenance.…) et plus seulement dans le BTP. Cet arrêt des travaux est si pénalisant qu’en général les entreprises trouvent rapidement des solutions pour sécuriser le travail de leurs salariés.

« Peur de la sanction » ou bienveillance vis-à-vis des employeurs ?

« C’est la démonstration que les employeurs, quelle que soit la taille des entreprises, ne comprennent qu’une chose : la peur de la sanction, quelle que soit sa forme – une condamnation pénale ou civile, une injonction ou un arrêt d’activité… », estiment des inspecteurs du travail membres de la CGT [3]. « En cas de constat d’exposition des salariés à des fumées cancérogènes, je n’ai jamais entendu aucun employeur me dire : nous avons déjà sollicité des organismes de prévention pour mettre des mesures en place, ajoute Gérald Le Corre, responsable santé au travail pour la CGT de Seine-Maritime. En général, on est plutôt dans le déni du risque. » Un déni que certains salariés paient cher : entre 11 000 et 23 000 nouveaux cancers professionnels sont dépistés en France chaque année [4], en plus des accidents graves ou morteLa bienveillance prônée par le rapport Lecocq, serait-elle en mesure de sauver ces vies, mieux que les contraintes légales et « la peur de la sanction » ? « Il ne faut pas fonder l’incitation à la prévention sur la seule menace de sanctions », écrivent ainsi la députée Charlotte Lecocq, et ses co-auteurs, le consultant Bruno Dupuis et Henri Forest, ancien secrétaire confédéral de la CFDT. Cette vision étonne, au regard d’autres politiques publiques, comme celle menée en matière de sécurité routière. « C’est comme si on disait : « On n’a qu’à pas rouler trop vite, après tout, on sait bien que c’est dangereux. » On ne mettrait aucune contrainte : pas de radars, pas de contraventions, pas de retraits de permis, aucune condamnation. Qui oserait prétendre que cela peut fonctionner ? », illustrent plusieurs experts en santé au travail.

Le 24 mars 2019